jeudi 19 janvier 2012

Couteau medieval stylisé.




Participation au concours Claude Nougaro.

 SYMPHONIE FORESTIÈRE

Une heure avant l'aube, il apparaît.

     Emergeant des bancs de brume, une silhouette encapuchonnée progressant souplement entre les fûts centenaires.
     Tout en silence, elle se dirige vers un promontoire rocheux se situant à l'orée de la forêt. Un pas après l'autre. Sérénité.
     Alors qu'elle se rapproche de son but, elle accélère sa marche. Elle ne doit pas arriver trop tard, sa réussite en dépend.
     Une fois arrivée au pied du piton elle jette un oeil inquiet au ciel qui pâlit légèrement. Le soleil approche.
D'une force contrastant avec sa carrure frêle, la silhouette escalade la pierre géante, arrivant prestement au sommet.

     Comme à chaque fois qu'elle se rend à cet endroit, son souffle s'accélère pendant quelques secondes alors qu'elle contemple la mer de feuilles s'étirant sous ses pieds. Une magnifique et ancienne forêt plantée d'une multitude d'essences, regorgeante de bruits, allant du chuchotement des arbres aux hululements stridents des effraies. Vivante.

     Avec une fluidité que prodigue l'habitude, elle sort de son ample vêtement noir un long coffret de bois d'if aux ferrures argentées. Un dessin s'étale sur celui-ci, représentant dans un style déroutant un soleil dévorant une lune dans une spirale qui semble sans fin. Dans le même geste, elle fait apparaitre une clef dorée et l'insère dans une serrure dissimulée sur l'un des bords de la boîte.
     Lorsqu'elle l'ouvre, la lumière lunaire dans le périmètre immédiat de la boîte semble être aspirée à l'intérieur de celle-ci et se recueillir dans l'objet qu'elle contient. La silhouette s'en saisit et, comme à chaque fois, l'observe avec ce qui semble être de la tendresse.
     Une Baguette longue d'une trentaine de centimètres, composée de bois clair et de motifs d'or et de cuivre entrelacés. Une Baguette ressemblant par sa forme à celle d'un chef d'orchestre. Un objet qui semble luire de sa propre lumière, vibrant de magie. Lorsque la silhouette l'empoigne, une douce clarté l'enveloppe malgré son habit noir, illuminant le piton rocheux.

     Décidant qu'il était temps, elle se place au bord de la plate-forme, en face d'un simulacre de pupitre en pierre, frappe trois fois le roc de sa Baguette. Un silence absolu s'installe sur la vaste forêt, prélude au moment tant attendu.
     Elle s'autorise une profonde respiration, jette un dernier regard sur la forêt pétrifiée afin de calmer son cœur qui s'emballe.
     Lève d'un mouvement ample la Baguette.


Accelerando

     Alors que la Baguette se lève lentement, la forêt semble s'animer. Un vent fluet joue dans les feuilles, produisant un son ténu.
     Bien qu'il ne soit pas encore visible, le soleil éclaire petit à petit le ciel, le nimbant de nuances roses et mauves.
      Les créatures nocturnes retournent dans leurs logis, laissant leur place aux animaux diurnes qui commencent à s'éveiller. Le hibou se rendort après un dernier hululement pendant que d'autres volatiles se réveillent.
     Les arbres eux-mêmes semblent sortir d'une certaine léthargie. Au souffle du vent et au bruit des respirations qui s'accélèrent s'ajoute le son Adagio de l'afflux de sève montant dans les arbres, rejoignant feuilles et fruits afin de les faire croître. Le son des racines qui aspirent les sels minéraux des sols riches de la foret pour compenser cet effort s'y ajoute également.
     La lune disparaît derrière l'horizon finalement, en semant une multitude de gouttelettes de rosée qui rappellent ce que fut son emprise. Elle cède son empire d'ombres au soleil, lequel est encore à l'état d'ovale rougeoyant, projetant une faible lumière.             
 
     C'est alors que tout s'accélère.

     L'astre du jour, dans un premier effort, s'extirpe de sa gangue nuageuse et la teinte de rouge sang et de doré. La lumière qui tout à coup s'accentue est capturée, réfractée des milliers de fois et renvoyée par les perles de rosée qui soudain brillent à la manière de pierres précieuses. Une mélodie, comme une symphonie de clochettes de cristal, semble en provenir et prendre son envol lorsque les gouttes iridescentes se délitent sous la chaleur du soleil désormais décidé à chasser les dernières traces de la nuit. Les couleurs environnantes se réchauffent, les bancs de brumes, spectres frémissants sous la chaleur nouvelle, s'élèvent eux aussi et se transforment en nuages, faisant miroiter des arcs-en-ciel, essence même de la lumière du jour.
     Tandis que cette mélodie lumineuse est jouée, les êtres vivants de la forêt s'activent enfin.

     Sur un fond de bourdonnements sourds d'insectes, les oiseaux s'évertuent à enchaîner des airs plus complexes les uns que les autres, tantôt saluant la venue du jour, tantôt communiquant entre eux. Les autres animaux commencent également leurs activités, les uns en quête de nourriture, les autres patrouillant avec application sur leur territoire, d'autres encore faisant leur toilette matinale. Toute cette population animale en mouvement génère une mélopée de bruissements, grognements et rugissements variés.
     Les plantes également, éveillées dès les premiers rayons de soleil grâce au procédé de photosynthèse qui s'est automatiquement mis en marche, participent à la symphonie, bien que dans une mesure plus délicate. Les fleurs éclosent afin de capter de façon optimum la lumière solaire. Les bourgeons s'ouvrent également et donnent naissance à d'autres floraisons. Tout comme les graines qui, fichées dans l'humus primordial, donnent vie à la plante qu'elles contiennent, la laissant enfin s'épanouir à l'air libre.

     Le soleil est désormais complet, sphérique, d'un blanc-jaune éclatant, maître de son monde. L'orchestre est au complet. La silhouette noire continue à faire mouvoir sa Baguette d'un mouvement fluide et harmonieux.
     Le deuxième mouvement peut commencer.



Continuando

     Le soleil poursuit sa révolution implacable autour de son axe. Pendant ce temps, la forêt a gagné de nouvelles couleurs. De l'émeraude et de l'ocre, du jade et parfois du topaze.

     Au sein de cette immensité verdoyante, la vie suit son cours. Chaque animal vaquant à ses occupations quotidiennes tandis que les plantes et autres végétaux continuent de se préoccuper de leur croissance.

     De l'extérieur, la forêt s'apparente à une vaste mer végétale. Des vagues gigantesques créées par le vent qui s'insinue entres les feuilles sont visibles. Les remous causent ainsi un son continu, un lent flux et reflux qui donne une touche de solennité à la scène.
     De l'intérieur, les raies de lumière engendrées par le soleil qui passent entre les feuilles et transpercent la pénombre forestière donnent aux sous-bois une aura mystique. Ici, le vent sur les arbres a un effet de prestidigitateur et les rayons lumineux apparaissent et disparaissent au gré du mouvement des branchages surplombant le sol moussu de la forêt.

     Alors que le temps passe et que l'astre du jour poursuit sa course dans le firmament, de nouveaux sons, plus secrets, plus estinto se font entendre.
     D'abord celui de l'énergie circulant dans la terre, porteuse de vie et symbole de prospérité. Coulant dans le manteau terrestre en grands flots continus, elle apporte cet élément qui différencie le vivant et l'inerte. Un son riche, puissant, et pourtant totalement inaudible au premier abord. Il est la trame de la symphonie, la structure primaire de la mélodie.
     Vient ensuite un chant, un quatuor grandiose qui crée la mélodie principale.
Le Feu, présent dans la chaleur du soleil ainsi que dans les entrailles de la terre, donne une impulsion à la polyphonie et gouverne l'apparition des autres sons.
L'Eau assure la coordination du quatuor et enchaîne les variations avec fluidité.
L'Air s'occupe de la composition de la symphonie et assure à celle-ci une originalité ainsi qu'une qualité sans cesse grandissante.
La Terre, elle, est le pilier du groupe. Elle s'assure qu'aucun son ne fait défaut à la musique créée. Elle est la basse, et accompagne la mélodie en même temps qu'elle la régit.
Ce groupe fantastique mène l'orchestre, et suit les directives de la silhouette.
     Un autre son se fait alors entendre, une pulsation, un battement. Lent. Régulier. Il semble provenir de la forêt entière. C'est alors que l'évidence s'impose: les arbres  
pulsent à l'unisson, à la manière d'un cœur gigantesque. Ils rythment la composition et assurent la mesure.
     Ces sons secrets sont la réelle nature du spectacle. Ils accompagnent les arias jouées par les êtres de la forêt, et les transcendent.

     Des nuages s'amoncellent dans l'azur du ciel, parures de gris qui modifient totalement la scène.
     Le soleil est momentanément dépossédé de son pouvoir et est recouvert par les cumulonimbus. Les nuées colorent le firmament de nuances grises et de ce fait changent les couleurs de la sylve. La lumière dénaturée rend celle-ci plus menaçante et imposante par ses tons foncés.
     Le vent se renforce et l'océan de feuilles devient houleux. Ainsi le sifflement du vent devient vocifération. Le murmure des arbres devient rugissement.

     Les animaux, selon les espèces, se réfugient comme ils le peuvent, se fiant à leurs sens en alerte, ou encore se préparent à une sortie inespérée hors de leur refuge. Les plantes, elles, attendent avec impatience l'événement qui se prépare.

     L'atmosphère se charge petit à petit d'humidité et d'électricité statique tandis que les nuages s'alourdissent. La clarté diminue encore et le premier grondement se fait entendre.
     Après ce changement d'orchestre, la variation survient.

     D'abord une pluie fine. Avec elle les créatures telles que les amphibiens, grenouilles, salamandres et autres batraciens exultent en sortant de leur cachettes pour profiter de ce don du ciel.
     Au loin apparaît un éclair qui marque un crescendo. La pluie devient averse. Le vent devient hurlement. La foudre, en tombant à intervalles irréguliers, masque la pulsation primordiale pour former une trame sonore chaotique. Les arbres se plient sous la puissance des rafales avec quantités de grincements et de craquements, donnant de nouvelles sonorités plus féroces et inventives.
     Cette métamorphose fortuite montre la forêt sous sa forme la plus sauvage, la plus impétueuse, la plus puissante et surtout la plus créatrice. En effet, du chaos engendré survient une nouvelle composition, inattendue, erratique et pourtant mélodieuse. Cependant, cette création musicale est vouée à disparaître car l'improvisation est éphémère, elle retourne ainsi au chaos sitôt l'orage passé, et une nouvelle sera jouée lors de la tempête suivante. Ce cycle est donc sans fin, et en perpétuel changement.

     Après quelque temps, les éléments se calment. Les cumulonimbus partent déverser leur fureur sur d'autres contrées et laissent la sylve trempée et saccagée après ce déchaînement. Puis le soleil revient et reprend possession des lieux.
     Les arbres, sous l'influence vindicative de l'astre du jour se délestent rapidement de l'eau de pluie alourdissant leurs branches tandis que les animaux intervertissent une nouvelle fois leur place, les uns se terrant, les autres allant de nouveau à leurs occupations journalières.
     L'orchestre reprend la mélodie de départ, secoué par l'événement survenu.

     Malgré l'ardeur avec laquelle il a défendu son territoire, le soleil perd de sa vigueur. Il perd de la hauteur et s'enfonce petit à petit vers les limbes de l'horizon.

     La forêt se prépare. La fin de la symphonie approche. Alors que le jour touche à sa fin et la musique avec lui, le regret de la silhouette encapuchonnée semble palpable tandis qu'elle commence à manier la Baguette avec une douceur croissante.




Decrescendo

     L'hymne de la forêt, jusqu'à maintenant, était joué avec ardeur. Les enchaînements s'effectuaient avec légèreté et souplesse tandis que la journée s'écoulait. Tant que le soleil était haut dans le ciel, l'enchantement perdurait, et la musique apparaissait.
     Seulement, cette magie engendrée est éphémère, et la puissance de l'astre du jour finit par diminuer. Ainsi commence l'ultime partie de la symphonie.

     L'agitation des habitants de la forêt, après une journée de labeur, batifolages et autres occupations s'atténue. Les animaux regagnent leur logis et se préparent au repos qu'ils ont mérité.
     Les végétaux, eux, se préparent également aux frimas de la nuit, tantôt fermant leur corolles, tantôt ralentissant leur métabolisme.

      Le vent même, comme dans un élan de solidarité, s'affaiblit jusqu'à disparaitre.
Les sons de la forêt s'éteignent au fur et à mesure que le soleil descend à l'horizon.

     Ce dernier devient écarlate, et la lumière qui en découle s'apparente à celle de l'aube, donnant l'impression d'une seconde naissance du jour.
     Alors qu'il atteint la ligne d'horizon, s'enfonçant peu a peu dans les nuages, ceux-ci luisent d'un rouge rubis. La vision devient alors chimérique, comme provenant d'un autre monde.
     Après ce dernier sursaut d'éclat, le soleil passe de l'autre côté de l'horizon, et la température ainsi que la lumière chutent brutalement.
    
     C'est alors que le peuple nocturne s'éveille. La lune, qui jusqu'à maintenant était masquée par la brillance de son rival éclatant apparaît distinctement dans le firmament qui garde pourtant encore une nuance mauve, résidu de l'apogée solaire. Les étoiles s'allument une à une en commençant par l'étoile polaire. Les constellations se devinent enfin. Cassiopée, la Grande Ourse et Orion se dévoilent dans le ciel nocturne.

     Les dernières couleurs ont disparu, les musiques se sont tues et la forêt n'est plus que nuances de noir et de blancs, cris nocturnes et silence.

     La symphonie est finie.




La silhouette laisse ses bras endoloris pendre le long de son corps haletant, la Baguette dans l'alignement de son bras.
     Une fois de plus, elle a réussi à mener sa mission à bien. La symphonie n'a connu aucune erreur, l'harmonie était parfaite.
     Elle ôte sa capuche pour mieux observer le plafond étoilé et révèle ainsi une figure sans âge, sillonnée de rides. Une courte barbe et de long cheveux argentés reflètent les rayons lunaires.
     L'homme jette un sourire à la lune, lui promettant une nouvelle symphonie, puis range la Baguette dans son coffre d'if, salue avec respect la forêt plongée dans les ténèbres puis entame la descente du piton rocheux.
      Il entre dans la forêt et disparaît dans une écharpe de brume, ne laissant derrière lui qu'une fine musique que seul quelqu'un d'averti pourrait entendre.

Une heure avant l'aube, il apparaît.